Secrets maçonniques secrets bouddhiques
- Christophe Richard
- 4 juil.
- 9 min de lecture
A l’heure où tout se dit, s’avoue, ou se confesse. A l’heure où tout s’expose ou se dévoile. Où tout doit être communiqué, souvent de façon indécente. Où l’on se doit de sacrifier l’intime sur l’autel de la transparence, comment peut-on oser parler de secret ? Pourquoi dissimuler quoi que ce soit si l’on n’a rien se reprocher ? Pourquoi vouloir garder l’anonymat ? Pourquoi se réunir dans je ne sais quelle crypte ? Si des personnes se cachent, c’est forcément qu’elles se livrent à des actions répréhensibles et inavouables. Réseaux sociaux, journaux télévisés, presse écrite, livres à grand succès donnent en pâture, à nos regards avides de véracité, ceux qui n’ont rien à se reprocher. Ah qu’il est bon de vivre dans le monde lumineux de la transparence, là où tout apparaît et se manifeste tel qu’il est ! Qu’on se le dise : quiconque a le culte du secret ne saurait être un honnête homme. Saint Jean ne professait-il pas que « Celui qui commet le mal hait la lumière » (III, 20) ?
Seulement, même s’il s’agit d’un pur hasard, transparence rime avec surveillance. Pas étonnant que les Etats totalitaires aient immanquablement exigé que leurs membres soient constamment exposés au regard des autres. N’ayons pas peur des mots, l’idéologie de la transparence est une idéologie totalitaire. Car enfin, qui ne voit que dans une démocratie, soit dans le régime politique le plus à même d’exprimer les idéaux de ce principe régulateur qu’est la République, on vote seul dans l’isoloir, le courrier n’est pas ouvert, les mails non plus, certains procès se déroulent à huis-clos, tout comme le conseil des ministres ? Les plans des centrales nucléaires et des bases militaires demeurent secrets. Et je ne parle pas des diverses professions où le secret professionnel règne.
Pareillement, mais pour d’autres raisons, les francs-maçons et autres initiés prêtent tous un ou plusieurs serment(s) et promettent de garder le secret sur tel ou tel point. Partant, « chacun des membres, comme le note le sociologue Georg Simmel (1858-1918), se trouve lié d’une façon extraordinairement étroite à la communauté »[1]. On ne peut plus « important pour les interactions humaines »[2], le secret, en plus de sa fonction d’intégration, génère une véritable solidarité entre ceux qui le partagent.
En corollaire, le secret est un non-dire qui magnifie ce dont il refuse de parler[3].
A la fois excluant et incluant, le fait de détenir un secret vous sépare des non-initiés (secretus, en latin, vient du verbe secerno, mettre à part) tout en vous agrégant à un groupe restreint. L’anthropologue Jean Jamin (1945-2022), le savait bien : l’importance du secret « réside moins dans ce qu’il cache que dans ce qu’il affirme : l’appartenance à une classe, à un statut »[4]. Vecteur de distinction, le secret fait de vous quelqu’un hors du commun. De là à déclarer qu’il « fait la force des initiés », il n’y a qu’un pas que n’hésitera pas à franchir l’anthropologue Claude Rivière[5].
A la réserve près que, parmi les initiés, on constate souvent une hiérarchie, certains détenant des secrets que les autres ne possèdent pas encore. C’est qu’une voie initiatique inclut des degrés. Ce qui fait que loin d’avoir accès à l’ensemble des secrets, le jeune initié se doit de les découvrir progressivement, au cours de son parcours initiatique. Les mystères d’Eleusis comprenaient deux niveaux : petits mystères, pour les mystes et grands mystères, pour les époptes. Les mystères mithriaques, pour leur part, dénombraient 7 paliers placés chacun sous la protection d’une planète. L’initiation parsie, appelée renaissance, compte 3 degrés[6].
En ce qui concerne la franc-maçonnerie, de quel(s) secret(s) est-il question, sachant que les Constitutions d’Anderson recommandent la prudence, mais n’usent à aucun moment du terme de secret ?
Eh bien, il s’agit d’abord des « mots, signes et attouchements » par lesquels les francs-maçons se reconnaissent entre eux et vérifient leur grade. C’est ce secret là que refusa de révéler Hiram aux 3 mauvais compagnons.
En corollaire, les méthodes, soit les rituels que l’ordre offre à ses membres afin qu’ils puissent s’élever mentalement et moralement.
En outre, un franc-maçon se doit de ne pas communiquer ce qui se passe et dit en loge afin que chacun puisse s’exprimer en toute liberté sans peur d’indiscrétion. Un temple maçonnique n’est-il pas censé être couvert[7] et, par là même, garantir le secret de délibération, rien ne devant sourdre à l’extérieur de l’enceinte sacrée ?
Enfin, il est demandé aux initiés de ne point révéler qui fait partie de la fraternité. C’est le secret d’appartenance.
Nonobstant ces précautions, parjures et fuites permettront d’étaler au grand jour ces différents secrets maçonniques, et ce du dix-huitième siècle à nos jours. Songeons, à La Maçonnerie disséquée de Samuel Prichard (1730), au Parfait maçon ou les véritables secrets des quatre grades d’apprentis, compagnons, maîtres ordinaires et écossais de la franche-maçonnerie (1744), au Sceau rompu ou la loge ouverte aux profanes par un franc-maçon (1745), au Secret des francs-maçons entièrement découvert à une jeune dame (1744), ou encore à la profusion d’ouvrages et de sites décrivant nos secrets. Pourtant, ceux-ci n’ont qu’une valeur conventionnelle et ne sont, en définitive, que des secrets extérieurs et secondaires, pour reprendre la formule de René Guénon qui écrivait qu’« il n’est au pouvoir de personne, quand bien même il le voudrait, de dévoiler et de communiquer à autrui » le secret de l’initiation[8]. Pourquoi cela ? Parce que le véritable secret est de l’ordre du ressenti, et donc du difficilement exprimable. Purement personnel et intérieur, car de nature spirituelle, le secret maçonnique est, de ce fait, inviolable. Pas besoin de Cerbère, vu qu’il se « défend de lui-même contre la curiosité des profanes »[9] et leur demeure à jamais inaccessible. Comment partager la subjectivité vécue ? Aussi ce genre de secret, on ne peut plus intime, se garde-t-il lui-même. Inutile de jalousement le protéger. A mille lieux d’une cachotterie qu’à tout instant on peut trahir et qui s’anéantit dès qu’on la connaît, l’authentique secret ne peut pas davantage être caché que répandu à la lumière du jour. Etant de l’ordre de l'expérience intérieure, en aucun cas, on ne saurait posséder ce type de secret. En fait, c’est lui qui nous possède. Tout homme, remarquait notre frère poète Stéphane Mallarmé (1842-1898), « a un secret en lui, beaucoup meurent sans l'avoir trouvé »[10]. Par chance, l’initiation maçonnique n’a d’autre vocation que d’aider chacun à découvrir le secret de la force, de la sagesse et de la beauté qui, depuis toujours, résident en lui. Ce faisant, elle rend manifeste l’humanité que chacun porte au plus profond de son coeur[11].
Pour moi, le secret renvoie surtout au maître, c’est-à-dire à la perfection, ou à la nature de bouddha, qui sommeille en chacun d’entre nous.
Que l’on en ait conscience ou non, le Saint des Saints est en nous, proclamera le franc-maçon. Mais, une balustrade nous en sépare, une balustrade dont nous sommes les uniques responsables et qui n’a d’autre noms que ceux d’ignorance, d’hypocrisie et de fanatisme, soit autant de mauvais compagnons à cause desquels il ne saurait y avoir de Liberté, d’Egalité et de Fraternité véritables.
En pays bouddhiques, il y a aussi des secrets. Pourtant, peu de temps avant son parinibbâna, le Bouddha n’a-t-il pas rappelé à son fidèle élève Ânanda qu’il a « enseigné la Doctrine sans faire aucune distinction entre l’ésotérique et l’exotérique » et précisé que, dans ses enseignements, « il n’y a rien de semblable au poing fermé »[12] et donc, pour le dire autrement qu’il a tout transmis ouvertement sans garder quoi que ce soit pour lui. Alors, de quels secrets peut-il bien s’agir ? La réponse se trouve du côté du Grand Véhicule ainsi que de celui du Véhicule tantrique, appelé aussi Véhicule des Mantras Secrets (sanskrit : Guhya Mantra Yâna).
En revanche, les sutta, les textes du Petit Véhicule censés rapporter les propos du Bouddha, ne mentionnent jamais d’enseignements secrets réservés à une quelconque élite.
Les sutra, les textes du Grand Véhicule, cette école bouddhique apparue en Inde au Ier siècle, prétendent avoir le Bouddha lui-même pour origine, car, en parallèle aux enseignements dont il fit profiter ses contemporains, il aurait donné des instructions plus profondes à des bodhisattva célestes, tels Vajrapani , Avalokiteshvara, Manjushrî, Maitreya ou encore à des nâgas[13]. Ultérieurement, certains grands sages indiens auraient alors reçu ces instructions de ceux-là même à qui l’Éveillé les avaient transmises. C’est de cette façon, pour n’évoquer qu’eux, qu’Asanga[14] aurait recueilli les dires du bodhisattva Maitreya ou encore que Nâgarjuna se serait vu remettre par le roi des nâgas le Prajnâpâramitâ-sutra en cent mille vers.
Or, il n’en va pas autrement pour le tantrisme qui, en théorie, remonterait, lui aussi, au Bouddha lui-même. A l’instar des tenants du Grand Véhicule, les tantrika, les adeptes du Véhicule tantrique, prétendent que l’Éveillé aurait révélé un certain nombre d’enseignements secrets, là aussi, à des bodhisattvas célestes qui, par la suite, en auraient fait don à tel ou tel saint homme. C’est pourquoi, les tantra commencent, comme les sutta du Petit Véhicule, écrits en pâli, et comme les sutra du Grand Véhicule rédigés en sanskrit, par Ainsi ai-je entendu, façon très simple de légitimer le texte[15].
A cela s’ajoute que la plupart des pratiques contenues dans les tantra se doivent d’être gardées secrètes. Quiconque dévoile les enseignements secrets sera « puni de terribles maladies, dysenterie et gonorrhée, il sera souillé d’excréments et d’urine et mourra dans les six mois », peut-on lire dans le tantra de Chandamahârosana[16].
Mais, pour le bouddhiste que je suis, et bien qu’étant moi-même un pratiquant du tantrisme, le véritable secret est surtout la graine de bouddha présente en tout Homme[17]. Pur par nature, l’humain est riche d’une foultitude de qualités (amour, bienveillance active, joie sympathique, équanimité, patience…). Toutefois, en raison de souillures adventices (ignorance, peur, avidité, avarice, attachement…), ces qualités ne se manifestent, la plupart du temps, qu’en pointillé.
A ce propos, les bouddhistes du Grand Véhicule aiment à relater que tandis qu’un mendiant ivre mort dormait dans un fossé, un riche passant glissa, dans la poche intérieure de son manteau, un joyau. Plusieurs années après, le généreux donateur croisa l’homme en question en train de mendier. « Comment se fait-il, l’interrogea-t-il, que tu sois encore pauvre ? N’as-tu donc pas vu ce que tu transportes en permanence dans ton manteau ? ». Fin de l’histoire. La leçon est claire : la plupart des humains sont à l’image de ce mendiant : inconscients du trésor qu’ils possèdent. Dans la mythologie bouddhique ce trésor correspond au Joyau qui exauce tous les souhaits, les souhaits en question renvoyant aux vertus que nous possédons tous virtuellement.
Autant dire que l’Homme possède, en lui, un joyau d’une valeur inestimable, celui-là même que les tenants de la Voie Idéaliste (skt : Cittamatra, Rien que la Pensée) apparue en Inde, avec Asanga, au IVème siècle[18] appelaient la graine du plein Eveil (skt : tathâgatagarbha), graine qui, pour moi, coïncide parfaitement avec la pierre cachée que la franc-maçonne et le franc-maçon sont censés découvrir au plus profond d’eux-mêmes, non sans s’être rectifié(e)s.
Ceci revient à soutenir que notre nature profonde est, en définitive, libre de toute tâche, que dans son essence notre cœur-esprit est paisible et que tout vivant est un Bouddha, certes inaccompli, mais un Eveillé quand même dont les qualités sont comme en attente[19]. L’une des conséquences principales de cette théorie sera alors que, au rebours de ce qu’avançait le Petit Véhicule, à savoir qu’un seul Eveillé pouvait apparaître dans un monde donné -ce qui enlevait tout espoir aux moines et aux moniales de devenir présentement des Bouddhas- chacun a la possibilité de s’éveiller, ici et maintenant, à sa nature profonde.
Mais, bien que présentes, nos qualités demeurent, hélas, encore et toujours trop secrètes. Puissent-elles se manifester continuellement et au grand jour.
[1] Secret et sociétés secrètes, trad. S. Muller, éd. Circé, coll. Poche, Paris, 1996, p. 70.
[2] Ibid., p. 41.
[3] Cf. Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, éd. Plon, coll. Terre humaine/Poche, Paris, 1997, pp. 209-212.
[4]Les lois du silence. Essai sur la fonction sociale du secret, éd. Maspero, coll. dossiers africains, Paris, 1977, p. 11.
[5] Cf. Les rites profanes, éd. Presses Universitaires de France, coll. Sociologie d’aujourd’hui, ch. 4, p. 104.
[6] Cf. J. Duchesne-Guillemin, L’initiation mazdéenne in Claas Jouco Bleeker, Initiation : contributions to the theme of the study-conference of the International association for the history of religions held at Strasburg, September 17th to 22nd 1964, éd. j. Brill, coll. Studies in the history of religions, Leiden, 1965, p. 115.
[7] Sur l’origine de cette expression voir le Manuscrit Dumfries (1710) in Philippe Langlet, Les Textes fondateurs de la franc-maçonnerie, t. 1, op. cit., p. 233.
[8] Aperçus sur l’initiation, op. cit., ch. XIII, p. 90.
[9] Ibid., ch. XXXI, p. 205.
[10] Lettre à Théodore Aubanel in Lettres à Aubanel et Mistral, éd. du Pigeonnier, Paris, 1924.
[11] Cf. Johann Gottlieb Fichte, Entretiens sur la Franc-maçonnerie, trad. H. Rochais, éd. G. Trédaniel, Paris, 1994, premier entretien, p. 42.
[12] Mahâ-Parinibbâna-Sutta in M. Wijayaratna, Le dernier voyage du Bouddha, éd. Lis, Paris, 1998, II, p. 51.
[13] Esprits des eaux, mi-humains mi-serpents
[14] Moine fondateur de l’école de l’esprit seulement. Voir, par exemple, Asanga, Le Message du futur Bouddha, ou la Lignée spirituelle des Trois Joyaux, trad. F. Chénique, éd. Dervy, Paris, 2001.
[15] Voir, par exemple, le Tantra du Miroir du cœur de Vajrasattva. Tantra du Dzogchen, trad. P. Cornu, éd. Seuil, coll. Points-Sagesses, ch. I, p. 37.
[16] Tantra de Chandamahârosana op. cit., p. 45.
[17] Voir, par exemple, Le Traité du Thatâgatagharba de Bu Ston Rin Chen Grub, trad. D. S. Ruegg, éd. Adrien Maisonneuve, coll. Publications de l’Ecole française d’Extrême-Orient, Vol. LXXXVIII, Paris, 1973.
[18] Appelée aussi Yogâcâra (« Pratique du Yoga ») et Vijnanavada (« Rien que la Conscience »). A noter qu’au VIIIème siècle, apparaîtra le courant Yogâcâra mâdhyamika qui tentera de combiner « Voie du Milieu » et « Voie Idéaliste ».
[19] Se référer, entre autres, à Asanga, Le Message du futur Bouddha, ou la Lignée spirituelle des Trois Joyaux, trad. F. chenique, éd. Dervy, Paris, 2001, Section VII, pp. 97-103.
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