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Christophe Richard

A PROPOS DE DERIVES AU SEIN DU BOUDDHISME

Dans un article intitulé Le « Grand Christ du Vide », Roger-Pol Droit soulignait, en 2008, que « Moines zen et rinpoché paraissent à beaucoup d’entre nous détenteurs des ressources spirituelles capables de régénérer, voire de sauver, notre vieux monde »[1]. Nombreuses sont, en effet, les figures angéliques qui, depuis quelques décennies, promettent à des occidentaux, emplis de mal être et souffrant d’angoisses diverses, un nirvâna à portée de main à condition de les suivre aveuglément. C’est que le bouddhisme a su conquérir quantité de nos contemporains, un bouddhisme, comme l’a fort bien vu la sociologue Marion Dapsance, dont « la mythologie, le surnaturel, la magie ont été supprimés »[2]. Il faut dire que l’orientaliste Eugène Burnouf (1801-1852) avait déjà, en son temps,[3] particulièrement insisté sur la rationalité des discours du Bouddha, discours conformes « aux conceptions positivistes des savants du XIXème siècle, et contraire aux principes du christianisme »[4]. Tant est si bien que Bernard Faure, qui enseigne l’histoire des religions d’Asie à l’Université de Columbia (New York), n’hésitera pas, lui aussi, à faire remarquer que « le bouddhisme ‘réformé’ qui prône l’abandon de toutes ‘superstitions’ au nom de l’esprit scientifique est une ‘nouvelle religion’ qui n’a plus de bouddhique que le nom »[5]. En fait, certains enseignants asiatiques ont bien compris qu’ils avaient tout intérêt à épurer le bouddhisme, pour ne pas dire à le dénaturer, s’il voulait adapter celui-ci aux besoins des occidentaux, et ainsi les séduire. De là, par exemple, les travaux de l’historien des religions Bernard Faure, visant à montrer que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le bouddhisme est loin d’être dénué de toute violence et ne correspond pas forcément à la représentation intellectualisée que l’on a en. Suffit pour s’en convaincre de lire son Bouddhisme et violence, ouvrage dans lequel il recense les différentes formes de violences, directes ou indirectes (doctrinales, symboliques, institutionnelles, envers soi-même, dirigées contre les autres…), propres au bouddhisme[6]. Quelques années plus tard, Nicolas Sihlé montrera que les adeptes du tantrisme manient, en permanence, la violence rituelle, via des exorcismes et autres techniques à caractère magique destinés à combattre les démons[7]. De son côté, Alan Sponberg de l’Université du Montana, interrogera, dans Attitudes towards Women and the Feminine in Early Buddhism[8], l’ambivalence du bouddhisme à l’égard des femmes en distinguant, au sein du canon bouddhique, quatre postures distinctes : un oecuménisme sotériologique consistant à soutenir l’éveil n’était en rien réservé aux hommes, un androcentrisme institutionnel insistant sur le fait que les moniales doivent absolument être placées sous la coupe des moines, une misogynie ascétique qui tend à soutenir l’infériorité, par nature, de la femme et, enfin, une androgynie sotériologique présentant l’androgynie comme un idéal de perfection. Deux ans après, Bernard Faure se penchera, à son tour, sur le phallocentrisme bouddhique et la violence symbolique que subissent les femmes[9]. En corollaire paraîtra l’excellente thèse de doctorat de François Lachaud, publiée sous le titre La jeune fille et la mort. Misogynie ascétique et représentations macabres du corps féminin dans le bouddhisme japonais[10]. Dans son chapitre Sex and power in western Buddhism[11], le professeur de sociologie James William Coleman, délaissant le passé pour ne s’intéresser qu’au bouddhisme actuel tel qu’il se vit en Occident, avait, pour sa part, déjà dénoncé certaines dérives sexuelles, vu que pour asseoir leur autorité et bénéficier d’une emprise psychologique et/ou physique sur leurs disciples occidentaux, certains religieux bouddhistes n’hésitent pas à manipuler celles et ceux qui placent leur confiance en eux. Prompts à idéaliser celui qu’ils appellent leur maître -le terme en dit d’ailleurs long[12]- beaucoup ont mis du temps avant de voir, et d’accepter, qu’ils avaient affaire à un mystificateur. Rien d’étonnant à ce que l’anthropologue Cécile Campergue ait intitulé l’un des chapitres de son ouvrage Le maître dans la diffusion et la transmission du bouddhisme tibétain en France[13] : Entre « servitude volontaire » et relations de vassalité. Il faut bien avouer que, dans certains cas, les relations de dépendances et de subordinations sont bien là. Intégralement soumis, les disciples se retrouvent alors dans une position d’infériorité qui les pousse à accepter tout et n’importe quoi. De là, les accès de colère, les abus de faiblesse, les extorsions de fonds, les relations sexuelles et autres agissements de certains enseignants. Beaucoup auraient dû lire Fascination tibétaine. Du bouddhisme, de l’Occident et de quelques mythes[14], livre dans lequel Donald S. Lopez Jr., professeur d’études tibétaines et bouddhiques à l’Université du Michigan, mettait précisément en garde ses lecteurs contre leur vision idéalisée du Tibet et contre certains tibétains qui sont loin d’être des sages.

Plus récemment, l’anthropologue Marion Dapsance n’a pas reculé à publier les résultats de son enquête portant sur Tsogyal Lakar dit Tsogyal Rimpotché (1947-2019)[15], le fondateur des centres Rigpa (Esprit pur). Se faisant passer pour l’assistant de Dudjom Rimpotché (1904-1987), le hiérarque de l’époque de l’école Nyingma, Tsogyal n’avait, à la vérité, jamais reçu aucune formation religieuse. Cela ne l’empêchait pas d’exiger de ses dévots une obéissance absolue, de leur interdire de le critiquer, de les humilier ou de les frapper en public. Sans compter les jeunes femmes, ses compagnes spirituelles, qu’il recrutait parmi ses étudiantes pour le servir jour et nuit, notamment sexuellement. C’est que Tsogyal prétendait dispenser l’éveil à celles qui s’abandonnaient complètement à lui.

Il faut savoir qu’en 1976, Tsogyal était allé rendre visite, aux Etats-Unis, à Chögyam Trungpa (1939-1987), un tibétain qui aimait boire de l’alcool, consommer diverses drogues et coucher avec ses disciples, le tout au nom de ce qu’il désignait être de la folle sagesse, l’oxymore en question désignant un comportement censé faire grandir ses étudiants en les délivrant rapidement et radicalement de leur croyance en un sujet permanent, singulier et autonome. Pour ce faire, quoi de mieux que d’adopter une posture dictatoriale, de se laisser aller à des accès de colère, de réprimander ses disciples et de coucher avec celles que l’on trouve à son goût, quand on ne les viole pas ? Suite à cette rencontre, Tsogyal prit Chögyam Trungpa pour modèle et créa sa propre organisation Rigpa sur le modèle de Vajradhatu (Royaume de Diamant), l’organisation mise en place par Chögyam Trungpa qui deviendra, par la suite, Shambala.

En 2022, un documentaire diffusé sur Arte ainsi que le livre l’accompagnant[16], les deux intitulés Bouddhisme, la loi du silence, fruit d’une recherche approfondie menée par Elodie Emery et Wandrille Lanos à propos de faits graves recensés dans certains centres bouddhiques français, révéla à un large public les écarts de lamas déviants, créateurs de centres prospères reposant sur la ponction financière des fidèles, mais aussi, véritables prédateurs sexuels. Et c’est ainsi que, lors de leur enquête, ces journalistes ont pu enregistrer les témoignages de trente-deux pratiquants bouddhistes abusés par treize maîtres différents, parmi lesquels, bien sûr, Tsogyal, ainsi que Robert Spatz, un bouddhiste belge qui s’auto-proclama lama et qui se trouve à la tête d’un grand nombre de centres dont celui du Château-de-soleils à Castellane. A une certaine époque, ce centre a pu accueillir jusqu’à quatre-vingts enfants dont Robert Spatz envoyait fréquemment les parents dans ses autres centres afin de pouvoir abuser de certaines jeunes filles en toute tranquillité. Et Elodie Emery et Wandrille Lanos de dénoncer les plus hautes autorités du bouddhisme, pourtant au courant, notamment le Dalaï-Lama, ou encore son traducteur français Matthieu Ricard, de n’être point intervenus[17].

Chögyam Trungpa, Tsogyal Lakar, Robert Spatz, autant de de prétendus guides auxquels on pourrait adjoindre Alyce Zeoli, une femme reconnue comme Rimpotché, connue sous le nom tibétain de Jetsunma Akhon Lhamo, qui s’est entourée de plusieurs étudiants dont elle a fait ses esclaves ; Taizan Maezumi, le dirigeant du Zen Center de Los Angeles ; Soen Sa Nim, moine zen coréen à la tête de la Kwan Um School ; Rigdzin Namkha Gyatso Rimplotché résidant en Suisse ; lama Tempa vivant en France ; Sakyong Mipham, le fils aîné de Chogyam Trungpa ; Tulku Lobsang demeurant en Autriche ; Dagri Rimpotché anciennement responsable de la Foundation for the Preservation of the Mahayana Tradition, tous accusés d'abus sexuels souvent commis sous couvert de pratiques tantriques sexuelles, pourtant interdites aux moines et que ne maîtrisent que de rares initiés laïcs. Même le précédent Kalou Rimpotché (1905-1989), qui créa tant de centres bouddhiques dans le monde, n’aurait pas échappé à ce genre de comportement, du moins si l’on en croit June Campbell, sa traductrice aux Etats-Unis[18].

Quant à l’actuel Kalou Rimpotché, ce dernier a courageusement posté sur Facebook une vidéo, en novembre 2011[19], dans laquelle il explique que, jeune adolescent, il a été maintes fois violé par des moines de son monastère de Sonada en Inde, fait très fréquent dans les conventicules bouddhiques. Sans compter, les violences physiques que subissent la plupart des moinillons. Placer des enfants dans des monastères où vivent des adultes qui n’ont pas choisi d’être là ne relève-t-il pas de l’irresponsabilité ? Cette tradition, il est vrai, remonterait au Bouddha lui-même qui, au grand dam de son ex-épouse et de son père, aurait ordonné son fils unique Râhula alors que celui-ci n’avait que sept ans. Est-ce une raison suffisante ? Certes, un moine peut rompre ses vœux et quitter sa résidence monastique dès ses dix-huit ans. Seulement, bien peu franchissent le pas par peur de se retrouver dans un monde pour lequel ils n’ont pas été préparés. Aussi est-il grand temps que les occidentaux, qui financent l’édification des monastères tibétains, en Inde ou au Népal, cessent de fournir des fonds à cet effet et participent désormais à la construction d’écoles.

A dessein de légitimer leur déviance, ceux qui abusent de la naïveté de leurs disciples, se réfèrent immanquablement à certains écrits du Grand Véhicule et/ou du Tantrisme ainsi qu’à l’anticonformisme des fous bouddhiques, ces sages excentriques qu’ont pu connaître, l’Inde, le Tibet, la Chine, ou encore le Japon.

Pour ce qui est des textes invoqués : de même que les plus crédules croient vraiment que les saints du bouddhisme avaient le pouvoir de voler dans les airs[20], d’aucuns prennent au pied de la lettre la transgression comme preuve de l’éveil et citent, par exemple, en guise de preuve l’histoire de Prasannendriya, telle qu’on la trouve relatée dans Le Traité de la Grande Vertu de Sagesse[21], qui loin d’avoir renoncé aux plaisirs mondains n’encourageait guère ses disciples à observer la morale. Au demeurant, Nâgârjuna (II-IIIème siècle), l’auteur de ce Traité de la Grande Vertu de Sagesse, n’a-t-il pas écrit, dans ce même ouvrage, qu’« En tuant les cinq agrégats qui ont pour caractère le vide (…), on ne commet nulle faute »[22]. Le Ratnakuta sûtra ne proclame-t-il pas que comme « tout est illusion, tout est vacuité, il n’y a pas plus de moi que d’autrui, il n’existe ni personne humaine, ni être vivant, ni père, ni mère, ni saint, ni Buddha (…). Il n’y a donc pas davantage ni crime ni criminel (…). Il n’y a pas plus de pécheur que de faute »[23] ? Souvenons-nous que, d’après le Bouddha, l’être n’a aucune réalité puisqu’il n’existe rien de permanent, de singulier et d’autonome. Alors, s’il n’est point d’être, il n’est point non plus de sujet, ou de personne humaine. Partant, il n’y a ni meurtrier, ni victime. Semblablement, bien et mal, vertus et vices, impureté et pureté ne sont-ils, du point de vue absolu, que des illusions et ne doivent-ils pas être dépassés ? C’est pourquoi, qui pénètre la vérité absolue, sait qu’il n’y a rien à accepter, ou à rejeter, rien à louer, ou à blâmer, à autoriser, ou à refuser. Par-là s’explique, probablement, que le saint laïc Vimalakîrti -personnage fictif inventé de toutes pièces- n’interdisait pas la fréquentation des maisons closes, pas plus que celle des maisons de jeu ou encore signalait qu’un bodhisattva peut fort bien se manifester sous la forme d’une prostituée pour enseigner à ses clients le Bouddha-dharma, la loi du Bouddha[24]. Plus tard, en Chine, n’avancera-t-on pas qu’il arrive parfois au bodhisattva féminin Guanyin de se manifester sous la forme d’une prostituée et de procurer l’éveil à tous ceux avec qui elle a des relations sexuelles[25]? Que penser, en outre, du bodhisattva que décrit le Shûramgama sûtra copulant avec Convoitise[26], Tendresse[27] et Volupté[28], qui ne sont autres que les filles de Mâra, cela pour les sauver, bien sûr[29] ?

Quant aux écrits tantriques, ils ne sont pas en reste. A preuve, le fameux « Ce qui lie les ignorants, délivre les sages », du yogi indien Saraha (VIIIème siècle)[30]. Ou le : « Ce qui est source d’esclavage pour les autres est une cause de libération dans le tantrisme » du Hévajra tantra [31].

En ce qui concerne les fous bouddhiques, nous avons l’embarras du choix. La plupart des mahâsiddha (grands accomplis) indiens consommaient de l’alcool et mangeaient de la viande, ne serait-ce que lors des ganapûdja, ou cercles d’offrandes, ces repas pris en commun entre pratiquants du Tantrisme. Certains d’entre eux avaient pour compagnes des femmes de très basses castes, voire des prostituées[32]. Au Tibet, Marpa le traducteur (1012-1123) est connu pour son amour de l’alcool et sa dureté envers Jetsün Milarépa (1052-1135)[33]. L’instructeur indien de Marpa[34], le yogi Naropa (1016-1100)[35] n’avait-il pas, lui aussi, été malmené par Tilopa (988-1069)[36], son propre guide ? Drukpa Kunlek (1455-1529)[37], n’est-il pas surnommé le fou divin en raison de ses extravagances ? Et je ne parle pas du VIème Dalaï-Lama (1683-1706) bien connu pour son amour des femmes[38].

Dixit le religieux tibétain Bérou Khyentsé Rimpotché, tous ces yogi « agissent comme des insensés, mangent tout ce qu’ils trouvent, pareils à des porcs (…). En agissant de cette façon ils obtiennent la victoire sur toutes les idées reçues, les préjugés, et l’attachement à une existence inhérente, connus collectivement comme ’les démons Mâra’ »[39].

La Chine ancienne a eu, elle aussi, ses fous à l’instar de Zôga (917-1003), le moine chinois de la tradition Tendaï ; de Lin-Tsi (IXème siècle), l’un des plus grands instructeurs du Tch’an[40] ou de Ji Gong (1133-1209)[41] dont l’existence inspire tant les scénaristes actuels de films et de séries télévisées.

Pour le Japon, on peut citer le moine Raikô (VIIIème)[42] qui quittait rarement son lit, le poète zen Ikkyû (1394-1481)[43], ami des maisons de passe ; ou encore Hakuin Ekaku (1686-1769), le célèbre réformateur japonais de l'école Zen Rinzaï[44],.

Voilà, autant de fous, ou de tricksters, de farceurs[45], ou encore de décepteurs, pour parler à la semblance de Claude Lévi-Strauss (1908-2009)[46]devenus des figures légendaires du bouddhisme du Grand Véhicule et du Tantrisme. Seulement, comme le profère Ringou Tulkou Rimpotché, « Il est très difficile de faire la différence entre un vrai yogi fou et une personne simplement dérangée ». Et le lama de préciser que « Le meilleur critère est peut-être de déterminer si cette personne est affectée par les ‘huit dharmas mondains’. Est-elle soucieuse de son image de marque, très concernée par la gloire et la richesse, apprécie-t-elle les louanges et déteste-t-elle au contraire l’indifférence ou la critique ? Si oui, elle est peut-être folle, mais elle n’est certainement pas un yogi »[47]. Dans le Tantrisme, le lien (sanskrit : samaya, tibétain : damtsik) qui unit un guide et son élève est on ne peut plus sacré. Ce qui ne signifie pas qu’il soit interdit de le rompre. Ne perdons pas de vue qu’on attende d’un guide spirituel qu’il possède des qualités hors du commun : huit, si l’on suit le Bodhisattvabhûmi, quatre, d’après le Mahâyana Sûtrâlankâra et deux, selon le Bodhicharyâvatâra. Pareillement pour l’élève qui, lui aussi, se doit d’être vertueux[48].

Avant de terminer, j’aimerais évoquer une vidéo, datant de février 2023, et qui a largement circulé sur les réseaux sociaux à compter du mois d’avril de la même année. On peut y voir le Dalaï-Lama accepter de donner un câlin à un jeune garçon indien qui lui en a fait la demande. Après avoir déposé un baiser sur sa bouche, le Dalaï-Lama sort alors sa langue et demande à l’enfant, quelque peu surpris, de la lui sucer (Suck my tongue, peut-on entendre sur la vidéo). Ce ne que ne fait pas, bien évidemment, l’enfant. Les rires de l’assistance calmés, le religieux lui conseille de toujours bien se porter au cours de son existence. Comment ne pas être choqué par pareille scène et ne pas comprendre la réaction d’une foultitude d’internautes, mais également de spécialistes de l’histoire des religions ou de journalistes ayant trouvé, à l’unanimité, la demande du Dalaï-Lama abjecte, malsaine, dégoûtante ?

Pour autant, des centaines de tibétains ont manifesté à Paris afin de soutenir leur chef spirituel. Ridzin Genlhang, la représentante du Dalaï-Lama en Europe, est intervenue le 24 avril sur le plateau de TV5 Monde pour expliquer que l’acte du Dalaï-Lama n’était autre qu’une forme de trophallaxie qui avait cours dans l’ancien Tibet, surtout dans la région d’où vient justement le Dalaï-Lama. La coutume consistait alors à introduire une friandise dans la bouche d’un enfant et à déclarer à celui-ci, lorsqu’il n'y avait plus rien à donner : mange ma langue. Ce que confirmera, au magazine Marianne (2 avril 2023), Françoise Robin, enseignante à l’Institut national des langues orientales. A quoi j’ajouterai que, chez les Tibétains, on se salue et on se bénie front contre front en se tirant la langue. Sur le compte Twitter du Dalaï-Lama, son bureau attirera l’attention sur le fait que « Sa Sainteté taquine souvent les gens qu'il rencontre de manière innocente et ludique, même en public et devant les caméras ». Penpa Tsering, chef du gouvernement tibétain en exil à Dharmsala, avancera que l’attitude du Dalaï-Lama était on ne peut plus innocente, sans aucune connotation sexuelle, et que son geste n’était qu’un simple jeu, dénué de toute arrière-pensée. Soit, il n’en reste pas moins que le comportement du Dalaï-Lama, soutiennent beaucoup, était totalement inapproprié. Peut-être était-ce de l’humour, mais alors un humour de mauvais aloi, une bien regrettable facétie. Pour ma part, je m’interroge : sommes-nous en possession de tous les éléments pour pourvoir juger ? D’autant que nous savons qu’il nous faut être très prudents quant aux réseaux sociaux qui font leur miel des révélations croustillantes et dont le chiffre d’affaires est souvent indexé sur le buzz. « (…) le Dasein[49] se tient, en tant qu’être-en-compagnie quotidien, sous l’emprise des autres, écrivait Martin Heidegger (1889-1976). Il n’est pas lui-même ; l’être, les autres le lui ont confisqué. Le bon plaisir des autres dispose des possibilités d’être quotidiennes du Dasein (…). C’est ainsi, sans attirer l’attention, que le on étend imperceptiblement la dictature qui porte sa marque. Nous nous réjouissons et nous nous amusons comme on se réjouit ; nous lisons, voyons et jugeons en matière de littérature et d’art cimes on voit et juge (…) ; nous trouvons ‘révoltant’ ce que l’on trouve révoltant. Le on qui n’est rien de déterminé et que tous sont, encore que pas à titre de somme, prescrit le genre d’être à la quotidienneté »[50].

Le message est clair : le on de la mentalité publique, dont on accepte les propos sans critique, décide de nos actes tout autant que de nos pensées. Alors soyons particulièrement méfiant et mettons tout en œuvre pour ne point subir la dictature du on.

Pour conclure, je mentionnerai le fait qu’il existe des lamas -mais aussi des francs-maçons- intéressés par l’argent, les femmes, la notoriété, etc. Est-ce une raison pour, comme disent les allemands, « jeter le bébé avec l’eau du bain » ? Deux mois après avoir posté ses confessions, le jeune Kalou Rimpotché affirmait, lors d’une interview pour le magazine étatsunien Detail, qu’« Il est très important que les gens n’oublient pas que le bouddhisme et les bouddhistes sont deux entités différentes ».

[1]Bouddhisme. De la paix en soi à la paix du monde, ouvrage collectif commandé par Le Nouvel Observateur, éd. Scali, Paris, 2008, p. 51. [2] Qu’ont-ils fait du bouddhisme ? Une analyse sans concession du bouddhisme à l’occidentale, Introduction, éd. Gallimard, coll. Folio-essais, Paris, 2018, p. 17. [3] Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, éd. Maisonneuve, coll. Bibliothèque orientale, vol. III, Paris 1876, réimprimé par Forgotten Books, Classic Reprint Series, Londres, 2018. [4] Marion Dapsance,Qu’ont-ils fait du bouddhisme ? Une analyse sans concession du bouddhisme à l’occidentale, op. cit., ch. II, p. 61. [5] Le bouddhisme, tradition et modernité, éd. Le Pommier, coll. Poche, Paris, 2015, ch. 6, p. 140. [6]Bouddhisme et violence, éd Le Cavalier bleu, Paris, 2008. [7]Rituels bouddhiques de pouvoir et de violence. La figure du tantrisme tibétain, éd. Brepols, coll. Bibliothèque des Hautes Etudes. Sciences religieuses, Turnhout, 2013. [8] Buddhism, Sexuality, and Gender, éd. State University of New York Press, USA, 1992, I, 1, p. 3-36. [9] Sexualités bouddhiques. Entre désirs et réalités, éd. Le Mail, 1994, Aix-en-Provence. [10] La jeune fille et la mort. Misogynie ascétique et représentations macabres du corps féminin dans le bouddhisme japonais, éd. De Boccard, Bibliothèque de l’Institut des Hautes Études Japonaises, Paris, 2006. [11]The New Buddhism. The Western Transformation of an Ancient Tradition, éd. Oxford University Press, USA, 2002, p. 139-183. [12] Le bouddhisme utilise plutôt les termes d’ami spirituel, d’ami sacré, d’ami favorable ou d’ami de bien, selon la traduction, de guide, de lama-racine (pour le bouddhisme tibétain), ou de gourou, soit homme de poids, pour le bouddhisme indien. [13] Le Maître dans la diffusion et la transmission du bouddhisme tibétain en France[13], éd. L’Harmattan, Paris, 2012. [14] Fascination tibétaine. Du bouddhisme, de l’Occident et de quelques mythes, trad. Nathalie Münte-Guiu, éd. Autrement, coll. Frontières, Paris, 2003. [15] Les dévots du bouddhisme. Journal d’enquête, éd. Max Milo, coll. Essais-Documents, Paris, 2016. [16] Elodie Emery et Wandrille Lanos, Bouddhisme, la loi du silence, éd. J.-C. Lattès, Paris, 2022. [17] Consulter sur cette question l’article, du 28 septembre 2022, de Jean-Marc Bazy, Regards sur quelques brebis galeuses, consultable sur le site. [18]Cf. June Campbell, Traveler in Space : In Search of Female Identity in Tibetan Buddhism, éd. George Braziller Incorporated, New York, 1996. [19] Voir sur You Tube : Confessions of Kalu Rinpoche. [20] Le vol des saints exprime métaphoriquement leur liberté. Cf., par exemple, Buddhaghosa, Visuddhimagga. Le Chemin de la Pureté, trad. C. Maës, éd. Fayard, coll. Trésors du bouddhisme, Paris, 2002, première partie, ch. IV, § 97, p. 173 ou encore Le Lotus de la Bonne Loi, trad. E. Burnouf, éd. A. Maisonneuve, Paris, 1973, ch. XXV, p. 271. Le Bouddha lui aussi était décrit comme pouvant marcher à quatre doigts au-dessus du sol. Lire, à ce sujet, M. Eliade, Le Yoga. Immortalité et liberté, éd. Payot, coll. Bibliothèque Historique, Paris, 1983, ch. VIII, p. 321-326. [21]Nâgârjuna, Le Traité de la Grande Vertu de Sagesse (Mahâprajnâpâramitâsâstra), trad. Etienne Lamotte, éd. Institut orientaliste de Louvain, Louvain-la-Neuve, 1981, t. I, p. 399. [22]Ibid., t. II, p. 864. Voir aussi t. I, p. 72. [23] Cité par Paul Demiéville (1894-1979) dans Le bouddhisme et la guerre in Choix d’études bouddhiques, E. J. Brill, Leiden, 1973, 88, p. 381. [24]Cf. Soûtra de la Liberté inconcevable. Les enseignements de Vimalakîrti, trad. P. Carré, éd. Fayard, coll. Trésors du bouddhisme, Paris, 2011, ch. VIII, p. 125-137. [25]Cf. Bernard Faure, Le bouddhisme, tradition et modernité, éd. Le Pommier, Paris, 2015, ch. 2, p. 51. [26] Rati, en sanskrit. [27] Arati, en sanskrit. [28]Trîchnâ, en sanskrit. [29] L’histoire est citée par Rolf A. Stein, Etude du monde chinois : institutions et concepts in Annuaire du Collège de France, Paris, 1974, p. 504-506. [30]Le Dohâkosa de Saraha in Les chants mystiques de Kânha et de Saraha. Les Dohâ_Kosa et les Caryâ, trad. M. Shahidullha, éd. Adrien-Maisonneuve, Paris, 1928, 44, p. 173. Voir, aussi, 66, p. 176. [31] Le Temple secret du Dalaï-Lama. Fresques tantriques du Tibet, trad. Dominique Lablanche, éd de La Martinière, Paris, 2000, p. 50. [32]Cf. La vie merveilleuse de 84 grands sages de l’Inde ancienne, trad. Djamyang Khandro Ahni, centre bouddhique Ngor Ewam Phende Ling, Les Ventes, 1988. [33] Cf. Les Cent mille chants, trad. Marie-José Lamothe, éd. Fayard, coll. L’espace intérieur, Paris, 1993. [34]La vie de Marpa le « traducteur », trad. Jacques Bacot, éd. Geuthner, coll. Buddhica, Paris, 1982. [35]La vie de Naropa. Tonnerre de béatitude. trad. Marc Rozette, éd. Ewam, Paris, 1991. [36] Marpa, Tilopa. Vie et chants, trad. Lydie Rakower, éd. Yogi Ling, Ygrande, 2004. [37] Vie et chants de ‘Brug-Pa Kun-Legs le yogin, trad. R. A. Stein, éd. Maisonneuve, coll. UNESCO d’œuvres représentatives, Paris, 1972. [38]L’abeille turquoise. Chants d’amour du VIème dalaï-lama, trad. Jordane de Marliave, éd. Seuil, coll. Points-Sagesses, Paris, 1996. [39] Ouang Tchoug Dordjé, Le Mahamoudra qui dissipe les ténèbres de l’ignorance, trad. Alexander Berzin, éd. Yiga Tcheu Dzinn, Toulon sur Arroux, 1980, quatrième partie, p. 127. [40]Entretiens de Lin-Tsi, trad. P. Demiéville, éd. Fayard, coll. Documents spirituels, Paris, 1972. Consulter aussi Jacques Brosse, Les maîtres zen, éd. Bayard, coll. L’aventure intérieure, Paris, 1996. [41] L'ivresse d'éveil. Faits et gestes de Ji Gong le moine fou, trad. Yves Robert, éd. Les Deux Océans, Paris, 1989. [42] Cf. Bernard Faure, Sexualités bouddhiques. Entre désirs et réalités, op. cit., Introduction, p. 12. [43] Ibid., ch. III, p. 106. [44]Cf., par exemple, Kazuaki Tanahasi, Rien qu’un sac de peau. Le zen et l’art de Hakuin, trad. Evelyne de Smedt et Vincent, Bardet, éd. Albin. Michel, coll. Spiritualité vivantes, Paris, 1987. [45] Cf. Paul Radin, Charles Kerényi, Carl Gustav Jung, Le Fripon divin. Un mythe indien, trad. Arthur Reiss, éd. Georg, Genève, 1958. [46] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, éd. Plon, Paris, 1974, ch. XI, p. 235-265. [47] Et si vous m’expliquiez le bouddhisme ? Les principes fondamentaux du bouddhisme tibétain, trad. Corinne Segers et Ines Wouters, éd. J’ai Lu, coll. Aventure secrète, Paris, 2001, quatrième partie, VI, p. 144. [48] Voir, par exemple, à ce sujet, le Bôdhirâjakumâra-sutta in Majjhima-nikâya (Recueil des 152 moyens suttas). Le deuxième livre du Sutta-pitaka, t. III, trad. M. Wijayaratna, éd. Lis, Paris, 2011, 85, p. 1164-1165. [49] Le Dasein, ou Etre-là, désigne l’Homme. [50] Être et Temps, trad. F. Vezin, éd. Gallimard, N.R.F., coll. Bibliothèque de philosophie, Paris, 1986, première section, quatrième chapitre, § 27, p. 169-170.


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