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Christophe Richard

Symbolique et rôle de l’Epée flamboyante au sein de la franc-maçonnerie et du bouddhisme

D’épées, il est souvent question en franc-maçonnerie et cela dès La réception d’un free-Maçon (1737)[1]. Sa présence se remarque également sur les gravures les plus anciennes datant du milieu du XVIIIème siècle. Comme chacun sait, le terme d’épée n’a jamais désigné une arme, mais bien plutôt une catégorie d’armes, toutes issues du glaive des légionnaires romains. Parmi ces armes figurent précisément le glaive, mais également l’épée de chevalier, la broadsword, la claymore, l'espadon, la flamberge ou encore la rapière, pour ne prendre que ces exemples.

Alors quel type d’épée -je laisse volontairement de côté dagues et poignards- trouve-t-on en maçonnerie ?

A regarder de près les rituels maçonniques, on s’aperçoit que 3 sortes d’épées sont mentionnées : la simple épée que l’on pourrait qualifier d’apparat, le glaive et l’épée flamboyante.

L’épée d’apparat, formée d’une longue lame droite et pointue, est celle que portaient en loge, fixée à un baudrier (que rappelle aujourd’hui le cordon de maître), les francs-maçons du XVIIIème. C’était là l’emblème de la condition libre et de l’égalité des droits des membres de l’Ordre, un Ordre qui recevait « toutes sortes de personnes, sans distinction de qualité ni de rang »[2] et qui faisait en sorte que celles-ci oublient, en entrant en Loge, leurs prérogatives, leur poste, leur éventuelle noblesse[3]. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque seuls les nobles et les titulaires de certains offices avaient le privilège de porter publiquement l’épée. C’est qu’au départ réservée aux chevaliers, elle était devenue, sous l’Ancien Régime, l’arme même de la noblesse. Or, en loge, quelle que soit leur condition profane (nobles, religieux, bourgeois, négociants, artisans…), tous les frères arboraient une épée d’apparat, signe qu’ils avaient été anoblis par l’initiation et qu’ils étaient dorénavant des gentilhommes. Tous s’appelaient alors frères et se regardaient comme tels, preuve que les catégories en usage dans le monde profane étaient, le temps d’une tenue et dans l’espace particulier de la loge, mises entre parenthèses. « Que l’on soit gentilhomme ou non, on est toujours annoncé pour tel parmi les Francs-Maçons : la qualité de Frères qu’ils se donnent entre’eux les met tous de niveau pour la condition », énonce une divulgation de 1744[4]. Le Vrai Catéchisme des frères francs-maçons rédigé suivant le code mystérieux et approuvé de tourtes les loges justes et régulières, qui est le plus ancien rituel pratiqué dans les loges françaises à notre disposition, daté de 1745, mentionne cette parfaite égalité entre les frères[5].

Quelques années auparavant, Antoine -Augustin Bruzen de la Martinière (1662-1749) avait déjà noté dans Cérémonies et coutumes de tous les peuples du monde que la franc-maçonnerie rassemble « des personnes appartenant à tous les rangs de la société »[6]. Ce qui ne fait que confirmer ce que l’on avait l’habitude d’annoncer au nouvel apprenti, du moins dans les loges françaises de 1745, à savoir que seuls la vertu ainsi que les talents peuvent éventuellement distinguer les francs-maçons les uns des autres, mais non la naissance, le rang ou la fortune[7].

Ce n’est pas tout dans la mesure où les frères ne se contentaient de porter l’épée en loge, mais utilisaient celle-ci lors des Tenues ainsi qu’à l’occasion de certaines cérémonies[8].

Seulement, si je me penche sur les rituels maçonniques, d’hier comme d’aujourd’hui, je note qu’il est davantage question de glaives, donc d’une arme courte, que d’épées. A croire que les termes en question sont rapidement devenus des synonymes[9].

j’en arrive, à présent, à celle qui fera l’objet de mon propos : l’épée flamboyante. Constituée d’une lame ondulée, censée évoquer le mouvement d’une flamme, celle-ci fit son apparition, en franc-maçonnerie, au XIXème siècle ; le Rite Ecossais Ancien et Accepté l’attribuant alors au vénérable maître dirigeant la loge. Sans nul doute, cette épée flamboyante renvoie à l’arme des deux chérubins placés à l’entrée du jardin d’Eden, arme qui tournoie continument autour d’eux à dessein de protéger l’accès à l’arbre de vie. Des flammes sont dites virevolter autour de la lame de leur épée, une lame droite, précisons-le (Genèse, III , 24), qui deviendra, en maçonnerie, ondulée, l’ondulation étant censée évoquer les flammes en question. A noter que, pour sa part, Charles VIII (1470-1498) remplacera, lorsqu’il fera de l’épée flamboyante son emblème, les flammes par une palme, conjuguant ainsi l’idée de victoire avec celle de justice[10].

En franc-maçonnerie, cette épée cérémonielle se verra mobiliser, au Rite Ecossais Ancien et Accepté, à l’occasion de l’ouverture et de la fermeture des travaux, le vénérable maître la brandissant de sa main gauche, tandis que sa main droite tient un maillet, symbole de son autorité. Dans ce cas précis, si l’épée flamboyante arme le vénérable maître, c’est parce qu’il lui revient d’éclairer la justesse des travaux. En outre, elle matérialise sa légitimité, vu qu’elle lui fut transmise, en quelque sorte, par son prédécesseur. Suite à ce passage de flambeau, revient au vénérable maître la lourde tâche de pérenniser le travail en loge et d’assurer la continuité de l’Ordre.




Epée flamboyante (Photo de l’auteur).


Elle intervient aussi lors de la réception des frères (et plus tard des sœurs) en franc-maçonnerie, ainsi qu’à l’occasion de chaque changement de grade, et ce quel que soit le rite adopté. Instrument d’adoubement, elle permet au vénérable maître, aidé du maillet, de créer, recevoir et constituer de nouveaux frères, ou de les faire passer au grade suivant. Symboliquement, cette épée flamboyante renvoie au soleil, dont elle matérialise l’un des rayons et évoque, par là même, la lumière transmise lors de la cérémonie tout autant que la flamme nécessaire à toute progression initiatique.

Côté bouddhisme, il est intéressant de noter que l’épée flamboyante est présente dans le Grand Véhicule, ainsi que dans le Tantrisme, en tant qu’attribut de Mandjoushrî.

S’il existait bien en Inde un sabre à lame ondulée serpentine, les bouddhistes du Grand Véhicule préférèrent placer dans la main droite du bodhisattva céleste[11] Mandjoushrî une épée flamboyante, soit une épée droite se terminant par des flammes plutôt que le sabre en question[12].



Epée de Mandjoushrî (Collection de l’auteur).

Probablement inspiré du dieu Brahmâ Sanamkumâra ou Brahmâ juvénile, coiffé de cinq chignons ou mèches du Janavasabha-sutta[13], Mandjoushrî est le bodhisattva céleste le plus ancien du panthéon du Grand Véhicule. Son nom signifie, en sanskrit, le Glorieux (Srî) Rayonnant (Mandjou). Il personnifie, sous la forme d’un bodhisattva accompli, la vertu de la sagesse-connaissance, l’une des 6 vertus (sanskrit : pâramitâ, littéralement : aller au-delà de) transcendantes[14] que se doit de mettre en œuvre à la perfection un aspirant bodhisattva. Si elles sont qualifiées de transcendantes, c’est parce qu’elles sont censées être dépouillées de toute coloration égotique. Proféré autrement, on attend de l’aspirant bodhisattva qu’il ne se considère plus comme un sujet-substance[15] et qu’il opère, de ce fait, sur fond de vacuité, soit sans motif ni mobile égoïste.

La tradition du Grand Véhicule fait de Mandjoushrî l’un des 8 bodhisattva célestes principaux, aux côtés de Samantabhadra, L'Auspicieux, Avalokiteshvara, Celui qui regarde vers le bas avec compassion, Mahasthamaprapta, Celui qui a acquis une grande force, Vadjrapani, le Porteur de vadjra, Akashagarbha, Matrice de l’Espace, Kshitigarbha, Qui a la Terre pour Matrice, Maitreya, Celui qui Aime et Sarvanivarana-Vishkambhin, Celui qui Elimine tous les Obstacles et Perturbations.

On retrouve Mandjoushrî dans de nombreux textes du Grand Véhicule, textes dans lesquels il joue un rôle prépondérant, comme le Prajnâpârramitâ soûtra en 700 strophes, le Soûtra du Lotus, le Vimalakârtinirdesha soûtra ou encore le Mandjoushrînirdesha soûtra.

Pour ce qui est de l’origine de ce bodhisattva, tout dépend de la source à laquelle on se réfère, différents mythes relatant son apparition.




Statuette de Mandjoushrî (Collection de l’auteur).


Au sein du Tantrisme indo-tibétain, le bodhisattva Mandjoushrî va devenir une déité à part entière[16], au même titre que ses 7 autres congénères. A ce titre, il continuera d’incarner, comme c’était déjà le cas dans le Grand Véhicule, la sagesse-connaissances des bouddhas. Or, qu’il ait une face et deux mains (Mandjougoshâ), une face et quatre mains (Tiksna Mandjoushrî), une face et six mains (Vadjrânanga), trois faces et quatre mains (Nâmasangîti), trois faces et six mains (Majukumâra), quatre faces et huit mains (Mahârrâga), ou bien encore qu’il apparaisse sous sa forme terrible (Yamântaka), Mandjoushrî brandit à chaque fois, dans au moins l’une de ses mains, une épée flamboyante.







Mandjoushrî juvénile (Mandjougoshâ). (Collection de l’auteur).

D’une façon générale, cette épée peut être regardée comme représentant la sagesse-connaissance qui permet de trancher le voile de l’ignorance, l’ignorance en question n’étant autre que le fait de croire en l’être et donc en des sujets ainsi qu’en des phénomènes, identiques à eux-mêmes, singuliers et autonomes.




Mandjoushrî (Collection de l’auteur).


Si l’on rentre, à présent, dans le détail, il vaut de souligner que les deux tranchants de l’épée de la sagesse-connaissance renvoient symboliquement à la vérité relative[17] et à la vérité ultime[18], distinction que l’on rencontre, pour la première fois, au sein de l’école Satyasiddhi[19], un courant indien du IVème siècle qui se situait entre le Petit et le Grand Véhicule. Cette distinction fut reprise et développée, par la suite, par l’école de la Voie du Milieu (skt : Mâdhyamika). C’est ainsi, par exemple, que du point de vue de la vérité relative, nous pouvons considérer que chaque vivant possède un moi empirique qui le distingue des autres individus. Tandis que, du point de vue de la vérité ultime, il n’est point de moi.

La couleur bleue de la lame de l’épée Mandjoushrî fait allusion à la vacuité, qui n’est autre que l’absence d’être (skt. : sattva-sûnyatâ). Il ne faut pas oublier que la croyance en l’être était, au gré du Bouddha, non seulement la plus grave des méprises, vu que le substantif formé à partir du verbe être ne désigne rien de réel, mais, aussi et surtout, la cause de l’ensemble nos peines et de nos tourments.

Parfois, figure sur cette lame la lettre tibétaine dhi, syllabe-germe de Mandjoushrî[20].

Enfin, la lueur de la flamme qui se trouve à la pointe de l’épée n’est autre que la lumière de la sagesse-connaissance qui dissipe les ténèbres de l’ignorance.

Mais, si l’épée de Mandjoushrî pourfend d’abord et avant tout l’ignorance, il n’est pas rare qu’on lui attribue symboliquement d’autres fonctions telles que couper les doutes, sectionner les démons que sont nos émotions perturbatrices (avidité, haine, colère…), mettre un terme aux différents types d’attachement que l’on peut subir, voire stopper toute possibilité de naissance et de mort.


Christophe Richard


[1] Réception d’un Frey-Maçon, divulgation dite « de la Carton » qui circula sous forme manuscrite dès 1737 puis parue dans la Gazette de Hollande l’année suivante 1738. Voir Origine et évolution des rituels des trois premiers degrés du Rite Ecossais Ancien et Accepté, Publication du Suprême Conseil de France du Rite Ecossais Ancien et Accepté, n° 39-40, Paris, 1999, p. 54.. [2] Alain Bernheim, Manuscrit de Berne (1740) in Les deux plus anciens manuscrits des grades symboliques de la franc-maçonnerie de langue française, éd. Dervy, coll. Pierre Vivante, Paris, 2013, p. 201. [3] Ibid., p. 215. [4] Divulgation mentionnée par Roger Dachez in Histoire de la franc-maçonnerie française, éd. Que sais-je ?, Paris, 2020, pp. 62-63. [5] Cf. Alain Bernheim, Les deux plus anciens manuscrits des grades symboliques de la franc-maçonnerie de langue française, éd. Dervy, Paris, 2013, p. 95. [6][6]Cité par Charles Porset, Les premiers pas de la Franc-Maçonnerie en France au XVIIIème Siècle. « Le Secret », Editions Maçonniques de France, coll. Encyclopédie maçonnique, Paris, 2014, p. 44. [7] Cf. Alain Bernheim, Le Vrai Catéchisme des frères francs-maçons in Les deux plus anciens manuscrits des grades symboliques de la franc-maçonnerie de langue française, éd. Dervy, coll. Pierre Vivante, Paris, 2013, p. 112 et p. 128. [8] Ibid., p. 100, p. 148, p. 174 et p. 176. Voir aussi Manuscrit de Berne, p. 206, p. 207, p. 210 p. 213, [9] On peut le constater dès le Manuscrit de Berne, où épée et glaive sont utilisés comme des synonymes. Cf. Alain Bernheim, Les deux plus anciens manuscrits des grades symboliques de la franc-maçonnerie de langue française, éd. Dervy, coll. Pierre Vivante, Paris, 2013, p. 100. [10] Cf. Y. Labande-Mailfert, L’épée, dite » flamboyante » de Charles VIII in Bulletin monumental, Tome CVIII, Paris, 1950, pp. 91-101. [11] Dès son apparition, au Ier siècle de notre ère, le Grand Véhicule insista sur la dévotion que les fidèles se devaient de témoigner à divers bouddhas transcendants, comme Amitâbha, Vaïrocana ou Bhaisajyagourou, etc., ainsi qu’à de nombreux bodhisattva célestes, ou grands bodhisattvas, supposés les guider sur la voie de l’éveil. [12] D’autres déités ont également une épée (non flamboyante) pour attribut tel Vadjrasattva à 8 bras. [13] Janavasabha-sutta. Le cas de Janavasabha, trad. Jin Siyan, R. Lechemin et T. Dhammaratna, éd. You Feng, Paris, 2021, 14, pp. 53- [14] Les 6 vertus transcendantes d’un aspirant bodhisattva, que l’on trouve mentionné pour la première fois dans le Soûtra de Diamant, sont : la générosité, l’éthique, la patience, la persévérance, la vigilance et la sagesse-connaissance. [15] Consulter, à ce sujet, Christophe Richard, Et moi, et moi, et moi ! Le sujet dans le bouddhisme et la philosophie, éd. L’Harmattan, coll. « Souffle bouddhique », Paris, 2019. [16] Sur le système des déités, propre au Tantrisme indo-tibétain, consulter Christophe Richard, Et si on méditait vraiment !, éd. L’Harmattan, coll. « Souffle bouddhique », Paris, 2021, ch. III, pp. 135-138. [17]Samvritisatya, expression sanskrite que l’on traduit habituellement par vérité relative, vérité d’apparence, d’expérience, d’enveloppement, conventionnelle ou voilée. [18] paramartha, expression sanskrite que l’on traduit habituellement par vérité ultime, absolue, profonde ou excellente. [19] L’école Satyasiddhi fut fondée par le sage indien Harivarman, l’auteur du Satyasiddhi-Shastra qui connut un certain succès en Chine. [20] Au sein du Tantrisme, chaque déité s’est vue attribuer une syllabe-source sanskrite qui est, en quelque sorte, son germe phonique, germe supposé condenser en lui la qualité que symbolise la déité.

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