On ne le sait, un projet initiatique authentique a charge de provoquer un total bouleversement de notre façon d’appréhender l’existence. Il s'agit, au bout du compte, de passer des ténèbres à la lumière, pour le proférer à la façon des francs-maçons, ou de reconnaître la claire lumière, pour le dire en termes bouddhiques.
Inutile d’appuyer sur le fait que semblable itinéraire ne peut être accompli qu'à la première personne. Le franc-maçon est, certes, soutenu par les sœurs et/ou les frères de sa loge, tandis que le pratiquant du bouddhisme tantrique est guidé par son ami de bien, il n’en demeure pas moins que c’est à l’initié, et à lui seul, de cheminer vers la lumière.
Si je me tourne du côté de la franc-maçonnerie, cette lumière est déjà annoncée, dans le cabinet de réflexion, un coq dessiné sur l’un des murs suggérant celle-ci. Une fois purifié par les éléments et à l’issue des différents voyages symboliques, l’impétrant aura un aperçu de la grande lumière, terme de l’initiation de l’apprenti. Est-ce à dire que l’initié peut être regardé comme un éveillé, un bouddha, en sanskrit ?
Si l’on trouve bien, dans les textes fondateurs de la franc-maçonnerie, les oppositions jour/nuit(1), lumière/obscurité(2) ; s’il est précisé dans L’Examen d’un Maçon, soit la première divulgation anglaise datée de 1723 (3), que le frère initié a les yeux bandés ; s’il est question dans l’article paru dans la Gazette de Hollande de 1738, suite aux révélations de la Carton, de faire voir le jour au récipiendaire(4) ; ce n’est que dans L’Ordre des Francs-Maçons trahi (1742) de l’abbé Pérau, que le mot lumière apparaît pour la première fois(5). On le retrouvera, peu de temps après, dans Le vrai catéchisme des frères francs-maçons rédigé suivant le code mystérieux et approuvé de toutes les loges justes et régulières. Il est d’abord indiqué, dans ce rituel, que l’impétrant passe par une chambre obscure où on le prépare, l’obscurité devant lui rappeler le chaos d’où tout fut tiré (6). A la suite de quoi, il se déplace les yeux bandés, je cite : « pour lui faire sentir l’aveuglement des hommes, qui ont leur bonheur sous les yeux, qui peuvent le faire et qui ne le voient pas »(7) et avec dans l’idée de l’extraire des ténèbres et de lui procurer la lumière. Enfin, une fois initié, lorsqu’on lui posera la question « Pourquoi vous êtes-vous fait recevoir Maçon ? », on attendra de lui qu’il réponde : « Parce que j’étais dans les ténèbres et que j’ai voulu voir la Lumière » (8) ?
Mais, un problème se pose alors : si l’apprenti a reçu la lumière, pourquoi lui demande-t-on de systématiquement prendre place dans le temple au nord, soit à l’endroit le moins éclairé ? La réponse la plus ancienne, celle, une fois de plus, du Vrai Catéchisme des frères francs-maçons rédigé suivant le code mystérieux et approuvé de toutes les loges justes et régulières est la suivante : « n’ayant reçu qu’une faible lumière, il n’est pas en état d’en soutenir une plus fort »(9). Est-ce à dire que l’apprenti est encore dans les ténèbres ? Et que la grande lumière qu’on lui a promis à l’issue de son initiation n’est, au fond, qu’une faible lueur ?
Probablement, d’autant que durant la cérémonie d’initiation il lui a été signalé, à 3 reprises, que tout ce qui lui était donné de vivre à ce moment-là avait une valeur symbolique. Sachant que l’œuvre n’est pas achevée, la grande Lumière aperçue le jour de l’initiation, ne saurait qu’être la préfiguration de celle que l’initié devra chercher toute sa vie et qui devra dorénavant orienter l’ensemble de ses actions. Cela signifie, par voie de nécessaire conséquence, que donner la lumière à un profane n’est que le mettre sur le chemin, ce que dit bien le mot initiation.
Dans les premiers rituels, il était mentionné que « dieu est la source et le centre de toute lumière », que « notre âme est son siège », ou encore que le Christ est la lumière du monde qui nous éclaire et nous conduit à la vie éternelle(10). S’agit-il encore aujourd’hui de cela ? Pour certains francs-maçons, tel est effectivement le cas (11). Pour ma part, j’ai tendance à voir en cette lumière l’amour de l’humanité en général et de chaque humain en particulier ainsi que la joie altruiste. Pour moi, seuls l’amour et la joie sont porteurs de lumière, aussi cultiver sa lumière intérieure équivaudra-t-il à faire jaillir la lumière de l’amour et de la joie qu’abrite mon cœur à l’état germinal. Dire que l’initiation maçonnique vise la transformation de la personne signifie, de mon angle de vue, qu’elle cherche à l’éveiller à cette lumière si particulière. « Adieu, dit le renard, au petit prince. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux »(12). L’initié est celui qui cherche à voir ce qui l’entoure en toute lucidité et dont les yeux sont ceux de l’amour et de la joie, un amour oblatif qui respecte l’altérité d’autrui et une joie altruiste qui cherche et se réjouit du bonheur d’autrui. On comprend alors que la quête de ladite lumière ne soit jamais terminée.
Pour ce qui est du bouddhisme, il est là aussi question de mettre de l’ordre dans son chaos existentiel. La claire lumière est à ce prix. Dans un sutta, on fait proclamer au Bouddha que, d’antique mémoire, lumineux est l’esprit-cœur, car non contaminé (pâli : pabhassara) et qu’il reste en l’état tant que des émotions perturbatrices (p. : kilesa) ne viennent pas le souiller(14). Dans un autre écrit, on apprend que, bien qu’entaché, l’esprit-cœur peut retrouver sa pureté originelle(15). Suffit, pour cela, d’écarter tout ce qui peut faire obstacle à la perfection dont nous sommes porteurs. Souillé par des pollutions accidentelles, l’esprit-cœur a, il est vrai, du mal à prendre conscience de sa véritable nature. Or, les initiations et les pratiques du bouddhisme tantrique indo-tibétain n’ont d’autres dessein que d’amener l’esprit-cœur à se voir lui-même(16). Là où nombreux sont ceux qui ne perçoivent pas leur nature propre, l’initié transfigure son regard. Une fois l’essence lumineuse de son esprit-cœur reconnue, rien ne saurait plus l’atteindre. Pour en arriver là, il sait que la route sera longue. Le précieux joyau à la rencontre duquel il s’est mis en marche n’est guère aisé à trouver. Pourtant, il gît en lui depuis toujours. Parce qu’il l’ignore, il ne peut connaitre la joie de celui qui, perpétuellement satisfait, ne court plus après des chimères. Rentrer en soi est la solution que facilite l’initiation. Nullement pour jouir narcissiquement de soi-même. Bien au contraire, le bonheur de chacun étant suspendu à celui des autres.
Christophe RICHARD
-Cf., par exemple, le Manuscrit du Trinity Collège de Dublin -1711- in Philippe Langlet, Les Textes fondateurs de la franc-maçonnerie, t. 1, éd. Dervy, coll. Bibliothèque de la franc-maçonnerie, Paris, 2006, p. 261.
Cf. L’Examen d’un Maçon in Philippe Langlet, Les Textes fondateurs de la franc-maçonnerie, t. 1, op. cit., p. 239.
Cf. Philippe Langlet, Les Textes fondateurs de la franc-maçonnerie, t. I, op. cit., p. 279.
Cf. Réception d’un Frey-Maçon in Origine et évolution des rituels des trois premiers degrés du Rite Ecossais Ancien et Accepté in Origine et évolution des rituels des trois premiers degrés du Rite Ecossais Ancien et Accepté, Publication du Suprême Conseil de France du Rite Ecossais Ancien et Accepté, n° 39-40, Paris, 1999, p. 53.
Gabriel Louis Calabre Pérau, L’Ordre des Francs-Maçons trahi, éd. Elibron Classics, Paris, 2007 p. 50 et p. 121.
Cf. Alain Bernheim, Le Vrai Catéchisme des frères francs-maçons in Les deux plus anciens manuscrits des grades symboliques de la franc-maçonnerie de langue française, éd. Dervy, Paris, 2013, p. 96.
Ibid., p. 85.
Ibid., p. 95. Voir aussi p. 99.
Ibid., p. 104.
Cf., par exemple, Manuscrit Dumfries (1710) in Philippe Langlet, Les Textes fondateurs de la franc-maçonnerie, t. I, op. cit., p. 237 et Le Vrai Catéchisme des frères francs-maçons rédigé suivant le code mystérieux et approuvé de toutes les loges justes et régulières (1745) in A. Bernheim, Les deux plus anciens manuscrits des grades symboliques de la franc-maçonnerie de langue française, op. cit., p. 137.
Ceux-ci s’appuient, en général sur Luc, I, 78 et II, 32. Ou encore Jean, VIII, 12 et XII, 46.
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, éd. folio, Paris, 2007, p. 25.
Les asiatiques considèrent depuis toujours que le cœur est le siège de l’esprit. Ce qui explique pourquoi, par exemple, les chinois n’ont qu’un seul terme pour désigner les deux : sin. L’esprit-cœur est la meilleure part de nous-même. Néanmoins, tel un miroir recouvert de poussière, il est souvent entaché par ces saletés que sont l’inscience, l’avidité, la haine, la colère, la jalousie, etc.
Pabhassara Suttâni (Anguttara Nikâya ), 1. 49-52.
Akammaniya Vagga (Anguttara Nikâya ), 1.21-1.30.
Cf. Le Dohâkosa de Saraha in Les chants mystiques de Kânha et de Saraha. Les Dohâ_Kosa et les Caryâ, trad. M. Shahidullha, éd. Adrien-Maisonneuve, Paris, 1928, 101, p. 180.
Merci pour cet article qui résume bien les deux démarches et sans trop justement intellectualiser la chose... N'encombrons pas l'esprit! Si le bouddhiste est guidé par un "ami de bien", en maçonnerie aussi cela peut arriver et débouche parfois sur une amitié spirituelle forte
Bien à vous et succès à l'acacia et le Lotus...
Pierre-Jean